La route sombre

La route sombre est un roman de Ma Jian paru en 2015 aux Éditions J’ai Lu. L’auteur, dissident chinois, est considéré comme « l’une des voix les plus courageuses de la littérature chinoise ». C’est avec ce roman que je le découvre et c’est une vraie révélation.

La politique de l’enfant unique en Chine je l’ai étudiée au lycée, en fac d’histoire puis en fac de langue, bref je sais de quoi il s’agit. Enfin, c’est ce que je croyais jusqu’à ce que je lise La route sombre. Ma Jian nous plonge dans l’horrible quotidien de ces familles, de ces femmes sur lesquelles pèse le contrôle de l’État. La route sombre c’est celle de la Chine de la seconde moitié des années 1900 au cœur de la politique de l’enfant unique lancée par Deng Xiaoping.

FUIR POUR SURVIVRE : UNE ÉPOPÉE AU COEUR DE LA CHINE

Meili, enceinte de son deuxième enfant, Kongzi et leur petite fille Nannan vivent paisiblement dans le village des Kong lorsque débarquent les agents du planning familial. Déjà parents et n’ayant pas attendu l’autorisation légale leur permettant d’avoir un deuxième enfant, ils se retrouvent dans l’illégalité. Pour éviter un avortement forcé (ou pire), la famille n’a d’autre choix que de fuir vers le sud où, pensent-ils, la réglementation est moins stricte. C’est cette fuite que l’on suit le long des 542 pages.

Consciente des risques encourus, pourquoi cette famille décide de braver l’interdit ? Le désir d’avoir un autre enfant dépasse t-il le devoir de maintenir la vie de celui que l’on a déjà ? Était-ce un souhait partagé par le couple ?

Kongzi descend de l’illustre lignée de Confucius et veut à tout prix un garçon pour assurer sa descendance. Cette obsession le conduit à imposer à Meili ses assauts répétés dans l’espoir de concevoir cet héritier mettant ainsi sa famille en danger.

« Un homme portant un uniforme de sergent branche un mégaphone et lance : « Villageois ! Si la croissance excessive de la population chinoise n’est pas enrayée, toute la société en souffrira. Notre nation ne sera pas en mesure d’atteindre un développement économique durable ni de prendre la place qui lui revient dans le monde. Deng Xiaoping nous a demandé de prendre les mesures nécessaires afin de limiter le taux des naissances. Ceux qui s’opposent à la politique du planning familial sont des ennemis de l’État. Des ennemis de classe […] ».

 

C’est avec eux, au cours de leur fuite qu’on découvre avec horreur l’étendue des « mesures nécessaires » évoquées par l’agent. Les avortements forcés à un stade avancé de la grossesse, les campagnes de stérilisation, l’assassinat des nouveau-nés et/ou de la mère, les injections de poison directement dans le crane du bébé in utero sont monnaies courantes. A cela s’ajoutent la corruption et un climat de délation qui rendent chaque initiative du couple extrêmement dangereuse.

 

Le roman est cruel. J’étais enceinte au moment de la lecture et je ne vous cache pas que cela a été très dur. Mais j’étais confortablement assise dans mon fauteuil ou dans un RER non moins confortable pour aller bosser. Bien loin donc, des atrocités vécues par des milliers de Chinoises à cette époque. Toutefois, cela ne doit pas vous freiner. Bien au contraire. C’est une lecture nécessaire où l’auteur ne fait que dépeindre l’effroyable réalité. Une réalité qu’on peine à imaginer. C’est révoltant, monstrueux, impensable et pourtant vrai.

 

MEILI : DE L’INNOCENCE À L’ÉMANCIPATION 

« Lorsqu’elle l’a rencontrée, âgée de dix-sept ans, elle croyait qu’on se mariait pour la vie et que le gouvernement protégeait le peuple, comme les hommes protégeaient leurs épouses […]. Elle a découvert que les femmes ne sont pas maitresses de leur propre corps, dont leurs maris et l’État se disputent la possession : les maris pour satisfaire leurs besoins sexuels et engendrer des héritiers mâles – et l’État pour affermir son pouvoir et faire régner la terreur, en les contrôlant sans arrêt. Ces intrusions constantes dans les régions les plus intimes de son corps l’ont coupée de son identité profonde. »

Face à un Kongzi, impétueux, irresponsable, égoïste mais courageux, se trouve une Meili aimante, forte, beaucoup plus réfléchie et terre à terre. Elle rêve de pouvoir étudier, créer une entreprise, porter de beaux vêtements pour aller travailler et s’occuper de sa famille comme il se doit. Il lui importe peu d’avoir un garçon ou une fille tant que tous sont en sécurité. Nannan, leur fille âgée de deux ans est également un personnage haut en couleurs. Plus d’une fois j’ai esquissé un sourire à la lecture de ses réflexions. Elle est pleine de l’innocente impertinence qu’ont les jeunes enfants de son âge. On a parfois même le sentiment qu’elle ne vit pas les choses de la même manière que ses parents, qu’elle n’est pas aussi atteinte par la situation sauf lorsqu’elle souffre de la faim et du froid. Pourtant, elle est on ne peut plus consciente de ce qui se passe. Lorsqu’elle dit à ses parents qu’elle aurait préféré être un garçon pour qu’ils ne souffrent pas autant, c’est très violent.

La distance qui s’installe entre elle et son époux et les difficultés qui s’accumulent accentuent la solitude et la fragilité de Meili. Elle n’est pourtant jamais vraiment seule. L’esprit de l’enfant qu’elle porte est présent à chaque instant. Il vit avec elle toutes ses mésaventures, il ressent les horreurs du monde et se terre peu à peu, refusant d’y venir. J’ai été très touchée par la façon dont l’auteur a exprimé la relation qui se noue entre la mère et son enfant in utero. Ils se parlent souvent. Tandis que l’un ressent la douleur, l’autre essaie de l’en protéger, de le rassurer. Les moments où l’esprit s’exprime sont beaux mais nous plongent aussi dans une grande torpeur car nous sommes souvent rattrapés par la violence environnante notamment lorsque la vie de l’enfant est menacée de la plus inhumaine des façons.

Si l’on suit le parcours lugubre de cette famille qui vit sur terre comme sur mer au milieu des détritus et des déchets toxiques, on assiste surtout à l’éclosion de Meili. Telle une chenille devenant papillon, les expériences de la vie vont la renforcer et faire sortir le meilleur d’elle-même. Meili quitte brutalement la naïveté de l’enfance mais c’est par étapes qu’elle va finalement affirmer sa condition de femme. Dans ce voyage, j’ai beaucoup aimé le fait que ce soit d’autres femmes qui lui permettent d’évoluer. C’est ainsi que je vois la beauté et la puissance de la sororité. Meili va en effet croiser de nombreuses femmes sur son chemin comme Suya, une jeune prostituée dont la rencontre, déterminante, va laisser une trace indélébile. Grâce à elle, Meili va remettre en question la vision traditionnelle qu’elle a du monde et des relations homme-femme.

Il y a aussi un homme, bête curieuse dans cet ensemble féminin, qui va également permettre à Meili de se révéler, de s’exprimer, d’exister sans faux semblant dans la plus pure expression de son être. J’ai aimé comment le seul contact d’une personne qui a vu en Meili des ressources infinies et a cru en elle, lui a permis de croire en elle-même à son tour, de se projeter et de faire exploser son potentiel caché. Cette expérience furtive de l’amour et de ses effets est très joliment décrite dans le roman.

 

LE BILAN

Ma Jian signe un roman d’une grande force. Au delà de la critique de la Chine, l’auteur aborde la question écologique à travers la pollution qui ravage le pays, il évoque l’éternel conflit entre tradition et modernité, il questionne également les rapports homme-femme en Chine, et ce faisant nous permet de prendre la mesure du chemin qu’il reste à parcourir dans le monde pour de nombreuses femmes. Le récit de la vie de Meili, cette mère-courage donne sens au mot résilience.

Les 550 pages peuvent faire peur mais n’ayez crainte une fois plongé dans l’histoire il est difficile d’en sortir. D’une part, parce que le quotidien de cette famille est teinté de rebondissements en tout genre, de grandes souffrances et de trop rares moments de joie. D’autre part, parce qu’on souhaite connaître le dénouement, savoir si Meili va goûter au bonheur ou pas. Pour autant, je ne vous cache pas que la lecture fut souvent difficile à soutenir, et je ne peux que vous recommander de faire une pause pour mieux revenir au texte par la suite.

En dehors des points abordés précédemment, l’une des grandes réussites du roman c’est qu’il vous donnera, j’en suis certaine, l’envie de découvrir la Chine. Sinophile, je ne suis probablement pas objective mais j’en suis convaincue. Ce tour de force est permis par l’équilibre parfait trouvé par l’auteur qui parvient : à nous faire voyager à travers une Chine aux paysages désolés, à distiller des périodes cruciales de l’histoire de son pays, à nous enchanter avec la culture antique à travers les traditions et la poésie, et à semer ça et là des revendications politiques dans l’espoir que les choses changent. J’ai aimé découvrir une Chine dont je connais ce passé trouble, mais de l’intérieur. C’est-à-dire dans le quotidien de ces familles, loin de ce qu’on trouve dans les livres d’histoire.

Pour chipoter un petit peu, j’aurais souhaité trouver un chapitre centré sur Kongzi pour avoir son point de vue et savoir ce qu’il ressent, notamment lorsque Meili est absente. Dans la même logique, l’expérience d’une famille aisée soutenant la politique de limitation des naissances m’a manquée. Cela aurait permis de mettre en lumière la réalité d’une société contrastée faite d’inégalités de genre, de classe et où l’État domine tout.

Malgré tout, La route sombre fut bien évidemment un coup de cœur ! Les autres romans de Ma Jian figurent désormais en bonne place dans ma wishlist.

Jay

 

♪ RUNNIN’ – Kelis

 

 

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