Un féminisme pragmatique

Il y a quelques jours j’ai eu la chance de participer au lancement de la troisième édition de la Nuit des Idées au Quai d’Orsay. Cette année, la marraine n’était autre que la grande Chimamanda Ngozi Adichie, c’est donc tout logiquement que je me suis empressée de réserver ma place.

Ce n’était pas la première fois que je me rendais au Quai d’Orsay, mais force est de constater que la beauté de ce haut lieu de pouvoir fait toujours son effet, surtout pour la passionnée de diplomatie, ex étudiante en histoire et relations internationales que je suis. Ce soir-là mon excitation était donc à son comble car en plus d’être présente au siège de la diplomatie française, j’allais rencontrer l’une de mes idoles.

L’interview a été menée par Caroline Broué, journaliste chez France Culture et dès l’introduction quelque chose n’allait pas. Après avoir remercié Chimamanda, responsable de la présence pour la première fois d’un public « bigarré », elle a ensuite été très approximative dans sa présentation de Chimamanda, évoquant notamment son arrivée aux États-Unis, où elle vit désormais la moitié du temps,  « en 1900 quelque chose».

Mon scepticisme n’a fait que grandir jusqu’à ces fameuses questions qui ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase  : « Est-ce que vos livres sont lus au Nigeria ? Est-ce qu’il y a des librairies au Nigéria ?».

Je dois avouer que sur le coup, j’ai été choquée et profondément agacée par la question que je trouve insultante. Bien entendu je n’ai pas été la seule. Il ne s’agit pas ici de faire un procès d’intention à Caroline Broué, j’ose espérer qu’une journaliste de France Culture a ironiquement assez de culture pour éviter ce genre de biais raciste et condescendant. D’ailleurs avec le recul, et après avoir visionné la vidéo de l’événement, ce qui ressort c’est une très grande maladresse. La question suivante : « Est-ce qu’on lit au Nigeria ?», censée rattraper la précédente et servir d’explication n’a fait qu’enfoncer le clou. Il y avait d’autres moyens de poser cette question et c’est en cela que l’intervention de Madame Broué est choquante.

Personnellement, j’ai souvent été mal à l’aise et gênée par les questions de Caroline Broué. J’ai eu l’impression qu’il n’y avait aucun fil directeur, pas de lien avec la thématique de cette année, et pire encore, le sentiment qu’elle ne maitrisait pas son sujet et ne connaissait pas Chimamanda Ngozi Adichie. C’est en tout cas ce que j’ai ressenti et là encore pour avoir échangé avec plusieurs personnes, ce sentiment était partagé. Il est certain que face à un public de fans, le moindre faux pas à son importance. Je ne vais pas m’attarder plus longtemps sur cet événement, il est aisé de se renseigner sur la controverse avec quelques mots clés. Mais il était important pour moi de partager mon impression. Par ailleurs, face à la polémique grandissante sur les réseaux sociaux, Chimamanda Ngozi Adichie a répondu de façon très classe sur sa page Facebook et c’est selon moi ce qu’il faut retenir.

Plusieurs sujets ont été abordés, tels que le pouvoir de la littérature dans nos sociétés actuelles, la littérature « africaine », la réappropriation du cheveux naturel, la diplomatie française… Vous pouvez retrouver l’interview dans son intégralité par ici. Ceci dit, je ne peux vous quitter sans parler de ce qui m’a vraiment marqué/interpellé lors de cette interview : son approche pragmatique du féminisme.

Qui passe par la nécessité de déconstruire la masculinité. Masculinité qui empêche aux hommes d’être humains. Pourquoi parler des hommes au sujet du féminisme? Parce qu’on se trouve là au coeur du problème. Il y a en effet un lourd travail à mener chez les femmes comme les hommes. Quand elle parle d’éduquer nos enfants différemment, cela parait évident et pourtant, si vous vous amusez à en discuter avec des parents autour de vous, vous verrez que cela déchaine les passions. Si vous n’avez pas d’amis (tristesse), jetez un coup d’oeil sur les réseaux sociaux. C’est effarant! Son approche est graduelle et pour moi c’est la meilleure façon de procéder, par étape, en allant à l’essentiel, en éduquant, en expliquant à la BASE. Il s’agit là d’évidences, et c’est pour cela qu’il est essentiel qu’elles soient rappelées encore et encore. Je me dis, peut-être naïvement, que la popularité de Chimamanda permettra à certain.e.s d’être touché par son discours et qu’à terme cela finira petit par petit par rentrer dans la tête des gens pour progressivement faire évoluer les mentalités. A ce titre cet échange sur le féminisme fut pour moi très inspirant, elle a évoqué de nombreux aspects de notre quotidien qui sont révélateurs de l’inégalité hommes-femmes mais pas nécessairement à travers le prisme habituel. Si cela vous intéresse, c’est à partir de la 39e minute. J’aurai l’occasion d’y revenir plus en détail dans un autre billet mais il m’était impossible d’évoquer mon expérience sans parler de ce sujet en particulier.

J’ai également été interpellée par son opinion au sujet de « l‘afro féminisme ». Lors de la Nuit des Idées, elle en avait rapidement parlé à la suite d’une question du public. Elle l’évoque encore dans cette interview d’Isabelle Hanne parue dans Libération. À la question : « Que pensez-vous du mot afro féminisme » elle répond :

Je ne le comprends pas. Si on parle d’«afro-féminisme», alors parlons d’«euro-féminisme». Souvent, nous rajoutons des étiquettes pour parler des choses africaines, comme si on avait besoin d’une sorte de justification. J’ai, pour la même raison, un problème avec «afropolitain». Si quelqu’un est cosmopolite, alors il est cosmopolite, c’est tout. Pareil avec le féminisme. Mon arrière-grand-mère était féministe. Elle ne connaissait pas le mot, mais c’était une femme farouche, qui a toujours repoussé les limites qu’on lui imposait parce qu’elle était femme. Dans ma famille, on m’a toujours dit que j’étais elle, parce que dans ma culture, nous croyons à la réincarnation. J’adore cette idée. Mais le féminisme a toujours fait partie de l’Afrique. Il y a toujours eu des femmes féministes en Afrique.

En tant qu’afro féministe, cela m’a d’abord surpris mais il est vrai que si on le met en perspective avec l’extrait précédent, on comprend que ce qui compte chez Chimamanda c’est LE féminisme quelque soit son origine.

Pour ma part, je pense justement qu’un afro féminisme fait sens et est nécessaire pour rappeler que nos différences ne doivent pas ou plus être un moyen de nier notre humanité. C’est cette intersectionnalité qui touche frontalement les femmes noires, entre autres, dont il est question et c’est en cela que l’afro féminisme a une raison d’être, ce quelque soit le titre qu’on décide de lui donner. Ainsi, on ne saurait comparer la dénomination « littérature africaine », clairement discriminante, à l’afro féminisme qui combat, tout en les mettant en lumière, les discriminations spécifiques dont sont victimes les femmes noires.

Ceci étant dit, il est ÉVIDENT que seule l’éducation permettra de réaliser de vraies avancées pour toutes et tous. Dans cette optique, la voie du pragmatisme chère à Chimamanda Ngozi Adichie me parait être la meilleure stratégie, alors merci Chimamanda.

Jay

* Crédit photo : Institut français

 ♪ STRANGER/LOVER – Ibeyi

 

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